C'est
l'époque où tous les domaines sont définis et codifiés par
avance. Que ce soit la raison, le juste, le bien, le mal, le bon
goût, le conforme ou encore le sens de la hiérarchie. Tout
manquement aux codes, c'est sortir du rang et apparaître comme un
barbare.
Hier
après-midi, il y avait à la Maestranza de Séville une corrida avec
du bétail de Garcigrande pour El Fundi, Morante de la Puebla et
Sébastien Castella. Pour tout amateur d'art taurin, l'intérêt
d'une telle affiche était vraisemblablement de savoir qui de Morante
ou de Castella allait connaître un épisode triomphal voire
historique. Qu'il y ait El Fundi au cartel, c'était en revanche un
détail. L'ancien était là pour son dernier défilé à Séville,
surtout pour ouvrir le cartel aux deux autres dira-t-on.
En
coulisses, un lot de six Garcigrande/Hernández avait été approuvé
par les vétérinaires après le refus de sept de leurs congénères.
Pourtant, les six cornus attendant dans les chiqueros n'avaient eux
non plus rien à voir avec une arène de première catégorie. Face à
ce bétail dont on dit qu'il est de "garantie", Morante et
Castella étaient attendus, tandis qu'El Fundi allait dire au revoir à
contre-style et dans l'anonymat.
Fundi
s'apprêtait ainsi à effectuer la dernière corrida de sa carrière
à la Maestranza, une arène où les Portes ne s'ouvrent qu'à
certains, triés sur le volet, des bien-nommés ou des prophètes.
Pour les professionnels et les gens du milieu, une corrida "bonne"
était enfin destinée au Fundi, puisque le reste dans leur jargon,
c'est du "mauvais". L'image véhiculée par les cerveaux du
milieu, c'est que le Fundi aura passé sa carrière à affronter des
toros mauvais, et qu'à l'inverse, Garcigrande c'est du tout bon. Du
bon, car ils permettent apparemment de couper des oreilles sans trop
de craintes.
Patatras
ton toro de garantie ! A l'écran, on a vu des garcigrandes
imprésentables pour une arène comme Séville, à peine piqués,
n'ayant pas de caste et ne possédant que très peu de forces. Est-ce
cela une corrida "bonne" ? Mais pourquoi alors regarder une
telle course lorsque l'on connaît ce malheureux potentiel des
garcigrandes ?
Peut-être
pour voir le Fundi, à contre-style, et puisqu'il s'agit de sa
dernière saison. Peut-être parce qu'il y a toujours en arrière-plan
l'image de son effroyable saison 2009. Je me souviens encore de cette
corrida à Bilbao où il devait être présent. Sous un ciel gris et
une pluie fine, les toreros s'étaient succédés au micro de la
télévision pour lui adresser leur soutien et leurs pensées. La
veille, El Fundi s'était fait accrocher à Illumbe, à l'autre bout
du Pays Basque, retombant au sol le corps sans vie et passant la nuit
dans le coma.
Putain
j'y repense, cela faisait mal de voir autant de malheurs et de coups
du sort accabler José Pedro Prados. C'était une souffrance de le
voir l'année suivante à deux reprises lors de la même feria de
Vic, et de se dire que jamais il ne reviendrait à son niveau, lui
qui était capable de briller dans ce que certains appellent la
tauromachie de l'impossible.
Il
était ainsi annoncé que la carrière du Fundi allait s'achever dans
l'indifférence et dans l'oubli. Au même moment, on pouvait parfois
lire ou entendre qu'il n'avait jamais su toréer, que sa tauromachie
était trop brutale et ne pouvait jamais transmettre. Sa tauromachie
ne correspondait en rien aux critères de l'art huppé et élitiste
du toreo établi par certains.
Hier
après-midi, El Fundi a donc fait son dernier paseo à Séville,
pour y affronter des garcigrandes mal présentés et sans caste. Rien
de notable ne semblait pouvoir se dégager d'une telle affaire. Et
pourtant, il y avait la simplicité de ce matador, son calme et son
plaisir d'être là. A la cape, on retiendra des chicuelinas en
douceur, et trois splendides demi-véroniques face au quatrième
exemplaire de l'après-midi. Un vrai bonheur ces trois
demi-véroniques. Du toreo de salon offert par un type qui n'était
pas censé "savoir toréer".
Au
centre de la piste, sans un bruit autour, El Fundi guidait de la voix
ses opposants avec maîtrise. Tout le monde se taisait, les faenas du
Fundi ne comportaient pas une abondance de muletazos à la chaîne.
Égrainés, ces muletazos transmettaient quelque chose, il y avait là
une sorte de fraîcheur se dégageant de chaque geste, et on en
oubliait presque qu'il n'y avait pas de toro de combat en face. Au
quatrième, la musique s'est mise à jouer en fin de parcours,
et très vite, El Fundi a demandé qu'elle se taise. Et c'était
mieux ainsi, sans aucune mélodie. Les deux fois, José a laissé une
estocade honnête, et aurait pu couper une oreille qui n'aurait rien
eu de scandaleux au quatrième. Salut et vuelta à la Maestranza pour un Fundi souriant. Pas un seul
sourire en revanche chez Morante et Castella, sifflets pour l'un et
silences pour l'autre. Ce sont eux qui étaient pourtant attendus
face à leur pain quotidien.
L'au revoir
du Fundi devait être anecdotique, si bien que beaucoup n'y avaient
même pas songé. Les garcigrandes n'étaient pas dignes, mais cette
oreille aurait tout de même pu tomber sans
contestation possible, en ce jour où El Fundi est venu sur le
terrain de jeu de Morante, de Castella et des autres.
Pas
d'oreille, et au fond peu importe. J'ai pensé aux innocents avec les
mains pleines tandis qu'El Fundi visitait l'infirmerie d'Alès un
jour de seul contre six Justo Nieto, j'ai pensé au gentil
triomphalisme des grands soirs quand El Fundi se coltinait les vraies
Miuradas arlésiennes, et j'ai aussi pensé à ces braderies
d'oreilles pendant qu'El Fundi s'envoyait à Céret les monstres de
Luis Terrón qui sortaient pour la première fois en corrida à
pied... Des centaines de comparaisons de ce genre sont d'ailleurs
possibles.
Alors
El Fundi a dit au revoir à la Maestranza, qui n'est pas vraiment
l'arène la plus en phase avec sa tauromachie. Je ne pense pas qu'il
ait d'ailleurs imposé les garcigrandes de ce Samedi. Il a simplement
accepté de venir sur le terrain de prédilection des autres.
Cependant, le terrain ne sera pas inversé, car vous ne verrez pas
d'affiche Fundi/Morante/Castella à Vic-Fezensac avec des Escolar ou
avec des Curé de Valverde à Alès.
Hier,
au milieu d'un océan de décadence, ce bonhomme de Fundi, vêtu de
céleste et or, aura laissé un joli souvenir, avec sa manière si
plaisante de donner la leçon en toute humilité.
Florent
(Image
de François Bruschet : José Pedro Prados "El Fundi"
pendant l'habillage. Années 90.)