Sur l'écran noir de mes nuits
blanches, ce n'était donc pas du cinéma.
À
l'heure de refermer la page de cette terrible année, il reste cette
image.
Un
splendide cliché, de Laurent Larrieu, où l'on voit Iván Fandiño
au paseo à Aire-sur-l'Adour le samedi 17 juin. Le soleil brûlant
qu'il y avait donne énormément de puissance à l'image.
La
concentration, un torero athlète, qui bombe le torse, presque pour
prendre son envol. Comme Juan del Alamo et Thomas Dufau, il a la
montera à la main, car c'est la première fois que les trois toréent
à Aire en tant que matadors. Concernant le landais Thomas Dufau,
d'ailleurs, c'est la seule arène célébrant des corridas dans le
Sud-Ouest où celui-ci n'a pas encore toréé depuis son alternative.
Avec le paseo, on entre toujours dans
un monde de superstitions. Un paseo, qui potentiellement, chaque
après-midi, peut être le dernier. En fond sonore, les Armagnacs
interprètent "Gallito".
Je me souviens que dans l'hiver
précédant cette course, les anciens d'Aire-sur-l'Adour, et d'autres
aussi, avaient haussé le ton pour dire que lors des dernières
corridas des fêtes, les élevages présentés – Palha et Juan Luis
Fraile – étaient selon eux trop difficiles et ne correspondaient
pas à l'identité de l'arène, et qu'il fallait mettre à la place
des toros faisant davantage consensus. Comme les Baltasar Ibán par
exemple, qui sont déjà venus à Aire à de nombreuses reprises.
Pourtant, il n'y a aucun lien avec la dureté d'une ganadería sur le
papier et la tournure, aussi tragique soit-elle, que peut prendre un
après-midi de toros. Cela ne veut rien dire, la preuve.
Il faisait une chaleur accablante ce 17
juin, avec une moitié d'arène, et ce que l'on pense inconsciemment
être une corrida normale. Car c'est un fait, entre la feria de
Vic-Fezensac et les fêtes de Mont-de-Marsan, les autres courses
célébrées dans le Sud-Ouest ont généralement moins d'écho.
Ce qui s'est passé ce 17 juin à Aire,
certains, par goût de la romance, après coup, diront que c'était
écrit. Comme prédestiné. Mais il n'y avait, pourtant, rien de tout
cela.
Depuis, en se repassant mille fois le
déroulement de cet après-midi, et du fait des superstitions qui
règnent en tauromachie, on songe parfois de façon un peu ridicule à
tous les signes que l'on aurait pu entrevoir. Mais il n'y a rien.
Juste des hasards.
Des choses qui ne tiennent qu'à un
fil. La corrida des fêtes d'Aire était cette année le samedi,
alors qu'elle est traditionnellement le dimanche. Il y a aussi, ce
samedi 17 juin à Madrid, la grande corrida de Beneficencia, et Juan
del Alamo, figurant parmi les triomphateurs de la San Isidro 2017,
aurait pu y participer, en renonçant à la corrida d'Ibán à Aire.
Mais sa conscience professionnelle et son respect de l'engagement
l'ont fait rester à Aire.
Parmi les toros, il y a Provechito,
numéro 53, né en mars 2013, qui l'automne précédent, était
sobrero lors d'une novillada à Arnedo. C'est vrai, il aurait très
bien pu sortir à cette occasion
Et le midi, dans les corrales des
arènes d'Aire, un toro, Arbolario, s'est blessé à une corne.
Laissant donc à six le nombre de toros disponibles pour la corrida
de l'après-midi. Donc pas de sobrero. Et si l'on devait deviner un
problème à venir, ce serait plutôt dans ce sens-là, avec le fait
de gérer, peut-être, un toro invalide sans changement possible.
Les deux premiers exemplaires de
Baltasar Ibán, aux pelages marrons, sont nobles et justes de forces.
On détache une estocade très engagée d'Iván Fandiño. Il n'a
jamais été maladroit en la matière, loin de là, et obtient une
oreille. On n'aurait jamais pu présager que ce serait la dernière.
Le troisième toro, Provechito, est
bien plus vivace que les deux premiers, et il bouge dans tout le
ruedo, même après les deux piques. A 19 heures 09, face à ce toro
dont la lidia incombe à Juan del Alamo, c'est Iván Fandiño qui
s'avance pour un quite par chicuelinas.
Iván Fandiño est accroché de façon
impressionnante. La presse nationale écrira bien plus tard,
vulgairement et sans connaître la moindre notion tauromachique, que
le torero basque s'est pris les pieds dans la cape. Mais, pourtant,
c'est le toro qui a fait un "extraño", en déviant de
façon inattendue sa trajectoire.
Dans la foulée, quelques instants plus
tard, l'accrochage du banderillero Pedro Vicente Roldán ajoutera de
la confusion à la situation, et à la pagaille semée en piste par
ce Provechito, numéro 53.
Un toro très bien toréé ensuite par
Juan del Alamo, mais qui perdra tout bénéfice avec l'épée.
Les trois derniers toros sont encastés
et intéressants. Et si Thomas Dufau a dédié le quatrième à la
cuadrilla d'Iván Fandiño, on a beau scruter le callejón, on n'y
découvre pas vraiment de visages inquiets.
A 19 heures 30, à travers un escalier
situé près de l'infirmerie, on pouvait apercevoir une ambulance, et
l'on se disait que déjà, Iván Fandiño était transporté vers
l'hôpital. Mais l'on apprendra bien plus tard que c'est en fait une
autre ambulance, à la fin du combat du cinquième toro, qui le
conduira vers l'hôpital de Mont-de-Marsan.
En regardant les photos de l'instant de
la blessure, après coup, beaucoup diront que l'on pouvait déjà
observer l'issue tragique. Il n'y a pourtant pas de quoi être aussi
catégorique.
Après tout, on en voit tellement, des
blessures, chaque saison, y compris impressionnantes. Sans faire une
liste interminable, on en recense quelques unes des blessures avec
pronostic vital engagé, mais pour lesquelles les toreros s'en sont
remis. Luis Francisco Esplá en 2007 à Céret, ou plus près de
nous, Juan José Padilla en 2011 à Saragosse, ainsi que les deux
terribles blessures de Saúl Jiménez Fortes au cours de la même
année 2015.
Et puis, ce 17 juin, on a encore en
tête les images de la mort de Víctor Barrio le 9 juillet 2016 à
Teruel. Ce souvenir est encore très récent. Tout est allé très
vite à Teruel, et la corrida avait été interrompue du fait de
l'impensable tragédie.
J'ai même le souvenir d'avoir suivi en
direct à la télévision une corrida au Mexique à l'automne 2013, à
Pachuca, durant laquelle le matador Juan Luis Silis avait été très
gravement touché au visage. Il s'en était sorti, mais pourtant, la
corrida avait été interrompue le temps d'observer une prière.
A Aire ce samedi 17 juin, on
est sur le moment loin de penser au pire scénario, que l'on
n'apprendra qu'après la course. A 20 heures 40 d'ailleurs, quand le
picador Rafael Agudo, de la cuadrilla d'Iván Fandiño, s'est avancé
en piste pour recevoir un prix récompensant son travail réalisé
face au premier toro, cela semblait dissiper les doutes sur l'extrême
gravité de la blessure de son torero. On se dit, et si c'était si
grave, il ne serait pas là à recevoir ce prix...
Non, on ne voyait absolument
aucun signe. Et puis, Iván Fandiño avait mis la barre tellement
haute, en matière de courage et d'engagement. On ne pouvait pas
s'imaginer que son chemin s'arrêterait là, brutalement, ce samedi
17 juin 2017 à Aire-sur-l'Adour. On se disait même qu'une fois de
plus, certainement, il allait se relever.
Mais l'on apprit, au fil des
minutes suivant la fin de la corrida, des nouvelles de plus en plus
inquiétantes. Avant que finalement ne tombe la terrible information.
Chose à laquelle on refuse
de croire bien sûr, tellement cela semble irréel. Iván Fandiño, à
Aire-sur-l'Adour, en 2017, avec une blessure aussi terrible de
conséquences.
Le premier sentiment, après
l'effroi, je crois, est la tristesse d'avoir perdu un tel torero. Il
y avait de quoi être vraiment affecté, en repensant à tous les
souvenirs, à son histoire touchante et intense.
Fatalité, de cette règle
du pile ou face qui prédomine lors de chaque après-midi de toros.
Où un même accrochage peut aussi bien avoir une issue anodine que
fatale. C'est surtout cela, en tant qu'aficionado, qu'il ne faut
jamais oublier.
Florent