Avec les deux premières corridas de la
feria d'Arles, c'était une fois de plus l'occasion de mesurer à
quel point les visages les plus récurrents de l'échiquier taurin ne
sont plus des nouveaux arrivants, et ont déjà fait une bonne partie
du chemin. En exceptant Chamaco, qui revenait ponctuellement, on
remarque que pour Morante, ce sont 22 ans d'alternative, 19 ans pour
Sébastien Castella, 16 ans pour José María Manzanares et 15 ans
pour Miguel Angel Perera. Seul Alvaro Lorenzo, qui se battit avec
courage en fin de faena face à son premier toro de Garcigrande le
samedi, apparaissait en tant que jeune matador.
Inexorablement, les années défilent,
et le circuit a besoin d'être renouvelé.
Dans ces deux corridas, de Garcigrande
et Jandilla, il y eut quelques surprises au niveau du bétail. Chez
les Garcigrande et Domingo Hernández, commodes de présence, ce fut
le comportement à la pique, en seize rencontres au cheval, et
plusieurs picadors malmenés, qui étonna. L'un de ces toros, marqué
du fer de Domingo Hernández, s'avéra brave, mobile et encasté, et
mit réellement à l'épreuve José María Manzanares au cours de sa
faena. Ce dernier dut essentiellement le succès à son efficacité
avec l'épée.
Morante de la Puebla, qui venait en
remplacement d'Enrique Ponce, et qui toréait le même jour que
Manzanares, tenta davantage de choses que d'habitude, laissa de jolis
gestes fidèles à sa signature, mais ses faenas ne décollèrent
jamais.
Sébastien Castella, en temple, en
douceur, et en précision en terme de technique, a été de loin le
plus en vue de ces toreros. Même le coup de tête gênant dans la
charge de son second toro de Jandilla fut réglé avec une
déconcertante facilité.
Et Miguel Angel Perera, s'il laissa sur
le sable arlésien de superbes et spectaculaires quites à la cape, a
un toreo que l'on peut diversement apprécier. Car si sa force
technique est indiscutable, son style encimista, qui consiste à
faire tourner les toros en rond, au cours de faenas interminables qui
se prolongent parfois jusqu'à la sonnerie du deuxième avis, a de
quoi diviser.
Dans l'une de ces deux affiches, il y
avait Antonio Borrero "Chamaco", novillero vedette du début
des années 90, et qui est parti dans l'anonymat le plus total des
petites plazas dix ans plus tard.
Convaincu qu'il ne referait pas
carrière en 2019, il revenait donc pour un jour. Dans une interview,
il avait récemment laissé entendre que son habit de lumières
serait particulier. Et en le voyant arriver triomphalement au paseo,
avec empâtement par rapport à ses belles années, dans un costume
gris plomb et or, il y avait un petit sentiment de déception. Car
l'on s'attendait à autre chose, changeant de l'ordinaire, moins
sobre et plus adapté à son illustre personnalité.
Au sorteo, il a touché le meilleur lot
de Jandilla, le premier et le quatrième. Au premier, c'est simple,
il ne s'est absolument rien passé. Et au quatrième, qui prit trois
fortes piques, il y eut ce sursaut d'orgueil, ce petit quelque chose
que le public était venu chercher sans oser l'avouer. Deux belles
séries, une sur la corne droite et une sur la gauche de l'excellent
"Justiciero", numéro 5, de Jandilla. Et puis, une branlée
d'anthologie, digne de celles que Chamaco prenait quand il était
novillero. On vit que ce torero et cette tauromachie avaient pris un
coup de vieux, car Antonio Borrero, qui mordit la poussière au cours
de cette voltereta, eut bien plus de mal à se relever qu'à
l'époque. Ce n'est pas la même quand on a quasiment cinquante
balais.
Suivirent des pitreries, des trucs qui
eux aussi ont vieilli, ou encore ces molinetes à genoux rageurs,
diversement appréciés par le public. On était en présence de la
vraie dimension tragi-comique de la tauromachie. Car faire le con
devant un toro n'exclut pas le danger, la blessure ou pire. Un truc
drôle, presque pathétique, mais qui peut aussi faire peur et se
transformer en tragédie. Éprouvé physiquement, Chamaco obtint une
oreille qui déclencha une forte division d'opinions, avec ovation
d'un côté et bronca de l'autre. J'ignore quelles sensations était
venu chercher Chamaco en réapparaissant de manière éphémère,
tellement d'années après s'être retiré. Nul doute que l'affection
du public, les réactions passionnées de la foule sans aucune
indifférence, le goût du risque, et l'adrénaline – voltereta y
compris –, y étaient pour quelque chose. C'est d'ailleurs
certainement pour ces raisons que fréquemment, de nombreux toreros
annoncent un improbable retour dans l'arène. Mais la jeunesse, si
elle peut ne jamais flétrir au niveau du caractère, physiquement,
il n'y en a qu'une seule.
Florent
(Image d'Alexandre Blanco)